
Frédéric Denhez, scientifique et « influenceur biodiversité » (1/2)
Publié le 8 octobre 2022 ...

Après mes années de fac, j’ai passé une douzaine d’années à faire de la plongée et de la presse magazine. J’ai commencé par travailler pour Géo. Je suis d’une curiosité immense. Mon fil rouge, c’est raconter des histoires, témoigner, contredire. Mon premier reportage traitait de l’invasion de la Méditerranée par une algue, Caulerpa taxifolia. J’ai suivi son histoire, à la fois en enquêtant dans les labos et par 55 mètres de fond à Roquebrune-Cap-Martin.

J’ai ensuite travaillé pour National Géographic et Ça M’intéresse. C’est une période de ma vie où j’ai encore beaucoup appris, avec des photojournalistes et jusque devant un micro grâce, notamment, à Denis Cheissoux (France Inter).
Et la psychanalyse ?
Cela m’est utile puisque je passe ma vie à interviewer, à animer des débats publics et quand on anime, quand on interviewe, quand on veut recueillir des informations on est dans la posture d’un psy, celui qui rassure, donne confiance et envie de vous parler. Pour autant, j’ai remisé ma plaque : le « vu à la télé » empêche la plupart de s’adresser à un psy.
Pour entrer dans le vif du sujet, les questions environnementales, j’aimerais que vous nous parliez d’un travail d’enquête mené avec des agriculteurs, d’abord en Vendée, puis dans les Pays de la Loire avec des entrepreneurs.
Durant trois ans, j’ai rencontré des agriculteurs et des entrepreneurs de cette région, en commençant par la Vendée. C’est un « pays » particulier, très attaché à son patrimoine donc, à ses paysages. J’ai ensuite étendu ce travail d’enquête à tous les départements des Pays de la Loire.


Changement d’échelle

À une autre échelle, celle des grandes entreprises, c’est un peu différent : elles agissent, elles vont parfois plus vite que l’État, que la loi, mais leurs cadres dirigeants avouent eux aussi que si le changement climatique est facile à appréhender, car il peut se réduire à des indicateurs simples et indubitables (la consommation d’énergie, les émissions de gaz à effet de serre), la biodiversité l’est beaucoup moins. La vie, c’est complexe, plein d’aléas, d’effets de seuil, d’impondérables, comment la faire entrer dans une stratégie d’entreprise, dans un reporting ? Les décideurs des grandes entreprises n’ont pas été formés à gérer des choses qui entrent mal dans leur formalisme intellectuel. Chez ces cadres et dirigeants, j’entends souvent le même discours : « on a fait HEC, Polytechnique, on est fait pour appliquer des méthodes et là nous sommes face à des situations où ne s’appliquent plus nos méthodes. Ce qui nous arrive n’est pas ce qui était prévu et c’est plus fort que ce qu’on imaginait notamment en matière de biodiversité ».

Mais revenons sur le terrain, en Vendée par exemple. La confusion et la discrétion de l’État, lequel fait voter des lois qui s’ajoutent à d’autres lois, mais qu’il ne fait pas appliquer faute de décrets et, ou, de personnels suffisants. La police de l’environnement, exercée par les DREAL et l’OFB, est notoirement insuffisante faute de personnels. Ce constat, amplifié par la politique constante de l’État de déléguer des responsabilités croissantes aux collectivités tout en réduisant leurs moyens d’action, a entraîné une forme de repli sur soi. C’est un repli vertueux (je vais faire pareil avec moins, alors je vais chercher sur mon territoire comment faire) qui fonctionne et qui fonctionne même très bien.
Pour le dirigeant de PME, c’est pareil :

« Moi et mes employés on vit dans un rayon d’une demi-heure. Souvent, mes salariés sont nés là. Ils vont mourir là et tout ce qu’ils demandent c’est que le territoire où ils vivent soit en bon état pour leurs enfants ».
Si vous cherchez à aller plus loin, derrière le mot territoire, il y a la notion de paysage. Dans les deux cas, ce sont des mots pudiques pour ne pas dire environnement et milieu naturel. Pour ce dirigeant de PME, la question se transforme progressivement en un projet :
« Comment je fais, moi, entrepreneur, pour préserver les paysages dans lesquels mes salariés et moi nous vivons » ?
C’est par ce cheminement que ces chefs d’entreprise découvrent les canons de l’écologie c’est-à-dire l’organisation des milieux naturels et ils l’appliquent en Vendée :
« Mon paysage c’est le bocage. Il y a des prairies et là-dedans il y a des animaux, des insectes, des batraciens et donc moi, entreprise, je vais faire en sorte d’aider les agriculteurs à replanter leurs haies, à les entretenir, à maintenir en définitive ce bocage… ».
C’est comme ça que ça se fait, ils avancent en tâtonnant, aidés, tout de même, par des structures telles que les CPIE (centres permanents d’initiatives pour l’environnement).
On voit dans cet exemple des personnes assez démunies devant des réalités et des dynamiques qui nous dépassent tous, mais proches du territoire et qui, pour le conserver en bon état, cherchent des solutions. Dans leur discours, vous avez à plusieurs reprises relevé le sentiment d’une absence de l’État. Comment l’expliquer ?
C’est plus général. Il y a les manquements que j’ai évoqués, il y a aussi un manque général — qui comprend nous tous — de culture scientifique. En France, la culture scientifique n’a pas de valeur. Elle n’a une valeur que lors de la sélection au sein de l’élite. Donc une fois qu’on a été sélectionné, on oublie la science. Et c’est valable pour nos leaders, syndicalistes patronaux et salariés, mais aussi les journalistes. L’élite intellectuelle du pays rigole d’être nulle en maths, et n’a accordé qu’une place minime au prix Nobel de physique — français — dans les actualités récentes. J’ai constaté la même inculture chez des gens où je ne m’attendais pas à la voir, des ingénieurs, des polytechniciens qui ne connaissaient rien, mais vraiment rien, en matière de biodiversité et de fonctionnement des écosystèmes. Dès lors, comment voulez-vous qu’ils parlent d’environnement à leurs troupes ? Nous sommes dans un pays où en septembre le gouvernement a demandé à être formé par la climatologue Valérie Masson-Delmotte… au réchauffement climatique, durant… une demi-heure. Un pays où en première on ne fait plus que 1,5 h de SVT par semaine. C’est désespérant : comment voulez-vous appréhender les crises écologiques en ne sachant pas ce qu’est un kilowattheure, un rendement, une moyenne ou une espèce vivante ?