
Frédéric Denhez, scientifique et « influenceur biodiversité » (2/2)
Publié le 14 octobre 2022 ...

Le frein le plus important tient au fait que le vivant n’a pas de valeur dans le monde où nous vivons et c’est là que se situe la limite de l’exercice. Tant qu’on ne remettra pas en cause le modèle économique tel qu’il est, on n’avancera pas beaucoup. Je m’explique…
Les entreprises que j’ai rencontrées s’inscrivent dans un environnement naturel encore présent au sens où il y a un paysage en trois dimensions avec des arbres, avec des animaux et avec des mares, des étangs. Il y a encore quelque chose à quoi on peut s’attacher, moralement, sentimentalement, mais ce n’est pas le cas dans toutes les régions, sans même parler des grandes agglomérations.

Je suis né dans le Nord, dans le Cambrésis où il n’y a rien, même plus d’usines ! Là-bas, le paysage a deux dimensions, pas d’arbres. Rien de « vieux », car tout a été bombardé durant les deux guerres, sans compter la désindustrialisation. Comment voulez-vous vous intéresser dans de tels lieux à une nature qui n’existe pas ? C’est impossible et franchement je ne vois pas comment un chef d’entreprise, au fait de ces sujets, pourrait convaincre ses collaborateurs, ses clients et ses fournisseurs de s’intéresser à un milieu naturel qui n’existe plus.
Ce n’est donc pas dans le Cambrésis que j‘ai » appris » la nature, c’est à l’Université, de manière théorique avec des profs d’écologie. Pour s’intéresser à l’environnement, il faut qu’il y ait un environnement. Pour s’intéresser à la nature, il faut qu’existe cette nature.
C’est là que l’État a son rôle à jouer : en maintenant un cadre minimal en matière de protection de l’environnement et d’instruction (l’école !).
Laissons de côté l’exemple vendéen pour le reste de la France. Dans ces territoires, quel est le premier risque à voir s’appauvrir la biodiversité, ou se concrétiser le réchauffement climatique ?
En fait, il n’y a pas de risque puisque la nature n’a pas de valeur intrinsèque en matière d’économie et que, pour l’instant, les risques naturels sont pris en charge par le système assurantiel grâce au fonds Barnier.
Au final, ne pas préserver l’environnement n’a pas de conséquence pour le monde de l’entreprise d’autant plus que la nature et ses changements se voient et s’apprécient, dans leurs évolutions sur un terme beaucoup plus long qu’un exercice comptable, dans un compte de résultat.
Le seul risque toutefois c’est de voir éventuellement les jeunes qui décampent ou ne postulent pas à ses offres d’emploi parce que l’environnement est trop« pourri » à proximité immédiate de l’entreprise ou que celle-ci donne l’impression de s’en foutre.

Objectivement, il n’y a aucun intérêt à ce qu’un dirigeant de PME parle d’environnement, sauf s’il considère que son entreprise a un rôle social, qu’elle doit se battre, à son échelle, pour quelque chose qui la dépasse, qui ne lui rapporte rien de tangible : l’environnement. L’autre ressort peut être la honte de n’avoir rien fait au moment où ses enfants lui demanderont ce qu’il aura fait pour que le monde ne soit pas dans cet état.
Voilà justement un levier puissant que je vois à l’œuvre dans le monde agricole. Ce dernier est en train de changer pour une raison économique, déjà parce que les pesticides, les engrais et le tracteur, ça coûte cher ; moins labourer, moins pulvériser, ça alourdit moins le compte d’exploitation, or, en faisant cela, c’est-à-dire, moins, l’agriculteur se rend compte que son sol change de couleur, de texture, il se penche dessus et découvre une réalité qu’il n’appréhendait pas : le sol vit ! Et ça lui coûte moins cher sur le plan économique. À côté de cela, j’entends de plus en plus souvent des agriculteurs, de vieux agriculteurs, qui disent « putain qu’est-ce que j’ai fait comme conneries ; je ne vais quand même pas laisser une terre comme ça à mes enfants ». Et c’est là que la bascule commence à se faire…

Et les jeunes générations ?
Il y a ces jeunes très éduqués qui ne veulent pas aller dans ces entreprises qui ne s’occupent pas d’environnement. Ce sont ceux pour lesquels la valeur travail signifie encore quelque chose, mais ce n’est pas la priorité dans la vie. De l’autre côté du spectre, il y a ces jeunes de milieux défavorisés, ou en grande difficulté, pour qui parler d’environnement est un sport de riche. Et puis il y a la majorité qui ne s’en fout pas, mais attend, ne s’engage pas, pour qui ce qui compte c’est un salaire pour vivre tranquillement. Quand même, la « conscience environnementale », appelons-la comme cela, gagne du terrain dans la jeunesse, heureusement.
Aucun risque donc à ne pas se soucier d’environnement ?

Non, je ne pense pas… Le seul moyen de montrer qu’il y a un risque par exemple, à laisser la biodiversité s’appauvrir serait de se pencher ce que ça va nous coûter, à force. C’est-à-dire donner un prix à la nature. Malheureusement, pour régler cette question, nous nous heurtons à deux questions insolubles :
- La nature n’a pas de valeur en soi, or, dans un monde où n’a de valeur que ce qui est monétisable, comment donner une valeur à un insecte, comment donner une valeur à l’air frais que préserve une forêt, à l’épuration naturelle de l’eau par certains microorganismes ? Aujourd’hui, on ne sait pas. De nombreux labos et chercheurs ont essayé et sont arrivés sur un mur. Tout ce qu’ils savent faire, et c’est déjà pas mal, c’est d’établir une valeur par défaut : cette tourbière valait tant, car après l’avoir drainée, on a eu une inondation qui nous a coûté tant ; cette prairie vaut tant car en trente ans, elle a absorbé tant de carbone, etc.

- Est-ce que donner une valeur à toute la nature serait dangereux ? En effet, à partir du moment où vous donnez une valeur à des actifs naturels, vous êtes sur une démarche utilitariste. L’air a une utilité, le vent aussi, mais il y a tout ce qui n’a pas d’utilité visible, évidente, et qui ne vaudrait rien dans cette façon de penser. Pas de valeur, donc pas d’intérêt à être préservé… alors que ces actifs pourraient s’avérer utiles demain.
En résumé, la seule valeur qui vaille est une valeur philosophique, presque morale. Je ne suis pas un moralisateur, mais je pense que la nature devrait avoir autant de valeur que la culture. Prenons un exemple : une fondation d’entreprise donnera plus facilement de l’argent à ce qui est visible, comme la réfection d’une église romane. Elle n’en donnera pas forcément pour l’entretien d’une zone humide. Un tel entretien ne se voit pas et en plus parler de zone humide, ça fait un peu plouc, un peu écolo… Rien d’aussi valorisant en termes d’image auprès du plus grand nombre que l’église romane.
Si nous pouvions changer cela, ce serait une belle avancée et cela permettrait à des entreprises de ne pas avoir de scrupules à faire en sorte qu’un bout de bocage, un bout de prairie, soient reconnus pour le service rendu à la population. Cela deviendrait intéressant de payer un agriculteur pour que ses vaches broutent et entretiennent cette prairie, parce que celle-ci rend des services en matière d’eau.
Pour une entreprise, c’est vertueux de subventionner un musée pour recevoir une exposition d’art contemporain, pourquoi ça ne le serait pas pour le maintien d’un éleveur dans la tourbière d’à-côté ?
Pour conclure, il me semble que là où un territoire en trois dimensions, pour reprendre vos mots, existe, les acteurs locaux — agriculteurs, dirigeants de TPE et PME — ont envie d’agir avec l’aide de structures locales comme les CPIE.
C’est ce que je crois et j’en veux pour preuve ces entreprises du secteur textile qui, jusque dans les années 1980, se pensaient un rôle dans l’histoire de leur territoire. Ces entreprises un peu mégalos, paternalistes, n’avaient aucun intérêt direct à financer des gymnases, des clubs de foot ou du logement social dont le coût dépassait largement le bénéfice tiré de l’amélioration de l’image et de celle du bien-être des employés. Et pourtant elles le faisaient parce qu’elles estimaient avoir un rôle dans l’histoire. Aujourd’hui, ces entreprises pourraient se dire qu’en plus de retrouver ce rôle, elles pourraient en avoir un autre : celle de garante de la libre évolution des écosystèmes.
