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L’absence de constitution en Israël, carte blanche aux politiques ?

Publié le 24 janvier 2023 ...

#Comprendre #Monde

Israël vit sans constitution. Ce n’était pas un problème tant que les partis au pouvoir respectaient un certain nombre de valeurs et d’équilibres. Aujourd’hui, avec l’extrême droite et les ultraorthodoxes au gouvernement, je vous montre pourquoi l’absence de ce ‘‘garde-fou suprême’’ inquiète.

Récemment, je publiais un article associant deux mots qui, dans notre culture, l’étaient rarement : Israël et fascisme (ici). Aujourd’hui, je vous propose d’en dissocier deux, Israël et Constitution, puisque ce pays n’en a pas. Étonnant pour qui vit dans un pays où les textes de loi votés peuvent être qualifiés d’anticonstitutionnels et où l’idée d’une constitution protectrice est admise par tous.

Pour bien comprendre la situation d’Israël, rien de mieux que de la comparer avec ce que nous connaissons en France.

Partant de cette réalité, il devient simple de percevoir les carences du système israélien et les dangers que cela représente avec le gouvernement constitué par Bibi Netanyahou.

Dans celui-ci, l’extrême droite voisine avec les ultra-orthodoxes et ce petit monde a une forte envie de pousser ses idées extrémistes.

Une constitution, comment et pourquoi ?

Dans une démocratie, une constitution peut être considérée comme « le » cadre dans lequel toutes les lois — existantes ou à venir — doivent se mouler. Ce faisant, elle assure la limitation des pouvoirs (politique, judiciaire et législatif) et préserve les droits fondamentaux et libertés des citoyens.

En France, parler de la Constitution est une facilité de langage, puisque :

  • Nous en avons eu plusieurs au fil des siècles. Celle en vigueur aujourd’hui date de 1958[1], alors que, par exemple, les États-Unis vivent avec la même constitution depuis 1787.
  • Ce que nous nommons « Constitution » est en fait un ensemble de plusieurs textes, avec :

[1] C’est elle qui régit le fonctionnement de la 5° République.

  • Un préambule[1] qui formalise le périmètre de nos libertés et droits fondamentaux.
  • La constitution proprement dite qui, en moins de cent articles, définit les différentes institutions (Assemblée nationale, Sénat, gouvernement…) qui font vivre notre État et leurs obligations.
  • Différents textes traitant spécifiquement de tels ou tels « paquets » de droits, des plus ‘‘anciens’’ (1789) aux plus récents (Charte de l’environnement, 2004).

Pour que soit respectée cette constitution, notamment dans les lois votées par le Parlement, la Constitution de 1958 a créé le Conseil constitutionnel. Celui-ci peut être saisi par des députés ou des sénateurs contestant la constitutionnalité d’une loi et les décisions qu’il prend ne sont susceptibles d’aucun recours.

Enfin, pour éviter des réformes d’opportunité de notre constitution, leur approbation est soumise à un processus très strict, nécessitant, notamment, d’être votées en termes identiques par l’Assemblée nationale et par le Sénat.

Cette architecture permet à la France d’avoir une constitution stable et évite que soient remis en cause les droits fondamentaux des citoyens français.

L’absence d’une telle organisation autour d’un texte supérieur à toute loi en Israël n’offre pas de telles garanties à sa population.


[1] 79% des constitutions rédigées entre 1789 et 2006 sont dotées d’un préambule (voir ici)

Israël ? Pas de constitution !

Israël n’a jamais adopté une constitution écrite qui pourrait être considérée comme le texte supérieur à toute législation. Ce pays n’a donc pas le cadre que l’on décrivait pour la France et qui pourrait :

  • régir la protection des libertés et droits fondamentaux,
  • être opposable à tout projet de loi,
  • organiser le fonctionnement des institutions dans le respect de ces droits et libertés.

Des acteurs de la vie d’Israël, aussi différents et idéologiquement éloignés que les partis religieux et Ben Gourion[1] n’ont jamais réellement souhaité qu’un tel texte, ayant le pouvoir de vie et de mort sur tout autre, voit le jour.

Les fractures de plus en plus importantes au sein de la société israélienne ont empêché l’avancée vers un tel texte avec — comme l’explique Anne Jussiaume[2] — les partis juifs orthodoxes qui ne veulent pas d’un texte supérieur à la « Loi religieuse » et, à l’autre bout du spectre politique, une minorité arabe voyant d’un mauvais œil une constitution qui formaliserait « l’identité juive [3] » de l’État d’Israël.


[1] Fondateur de l’État d’Israël, dont il proclame l’indépendance le 14 mai 1948 et Premier ministre du de 1948 à 1954 et de 1955 à 1963

[2] Pour aller plus loin, un texte d’Anne Jussiaume (ici)

[3] Ibid (page 3)

 

Et pourtant…

À partir de 1948, Les Israéliens eurent maintes occasions de formaliser une constitution, mais sans jamais aller ‘‘jusqu’au bout’’ :

  • la déclaration d’indépendance (1948),
  • une première loi fondamentale (1958), suivie de 11 autres entre 1958 et 1992, chacune traitant d’un thème précis, le gouvernement, le pouvoir judiciaire, la liberté professionnelle, l’armée, la Cour des comptes, etc.

Malheureusement, si ces différents textes traitent de sujets abordés dans les constitutions, ils présentent deux inconvénients :

  • réunis, ils sont loin de former ce chapeau protecteur qu’est une constitution et ne forment qu’un patchwork lâche et ‘‘troué’’,
  • deux seules, de l’ensemble des 12 lois fondamentales, traitent des droits fondamentaux et libertés définis et reconnus dans toute démocratie (liberté professionnelle, dignité humaine et liberté).

D’autres droits tels que la liberté de culte, de parole, de conscience, l’égalité, ne faisant pas consensus, des lois fondamentales les couvrant n’ont pu être rédigées et votées.

Qui plus est, certaines évolutions juridico-politiques font que ces lois fondamentales sont modifiables[1]

La nature ayant horreur du vide, les juges — et parmi eux ceux de la Cour suprême — ont occupé le terrain.


[1] Au regard de la Loi fondamentale relative à  la liberté Professionnelle, une décision gouvernementale interdisant l’importation de viande non cachère avait été invalidée. Pour permettre cette interdiction la Loi fondamentale concernée fut modifiée.

La Cour suprême, la pièce manquante ?

Mise en place dès la création d’Israël en 1948, la Cour suprême joue deux rôles. D’une part, elle

est une cour d’appel pour ce qui relève du droit pénal et du droit civil. D’autre part, elle assure le contrôle des décisions du gouvernement, au regard des lois fondamentales existantes.

Mais, ces lois fondamentales, notamment les deux traitant de liberté professionnelle, ainsi que de dignité humaine et de liberté ne suffisent pas à offrir la dimension protectrice d’une constitution. Aussi, les juges constitutionnels vont comparer les nouveaux textes de loi à leur interprétation du contenu de la déclaration d’indépendance et des 12 lois fondamentales. Par exemple, la suspension de journaux communistes fut considérée comme abusive au regard de l’État démocratique que doit être Israël selon la déclaration d’indépendance.

Au fil du temps fut créé un filet protecteur tissé sur la base de la jurisprudence de la Cour suprême et des interprétations des juges de cette Cour.

Ainsi, en 2006, la loi fondamentale sur la dignité sert de base à une ouverture vers une meilleure protection des droits sociaux.

Ces décisions de la Cour suprême ne sont pas du goût de tous et, en premier lieu, évidemment chez ceux qui inspirent les textes rejetés ou même les votent à la Knesset. Malheureusement, ils ne peuvent aller au-delà de l’expression de leur mécontentement.

2023, l’année de tous les dangers ?

Revenons à Bibi Netanyahou. Ayant réussi à constituer une coalition majoritaire de députés, il a formé un gouvernement avec ses alliés de l’extrême droite et les ultraorthodoxes (29 décembre 2022). À son programme figurent des textes allant à l’encontre de toutes les décisions prises par la Cour suprême depuis des années. C’est par exemple le cas des étudiants des écoles religieuses qui sont obligés de faire leur service militaire (au nom de l’égalité), décision sur laquelle les partis religieux ne cessent de vouloir revenir, sans succès.

Pour se donner les moyens de sa politique, le gouvernement en place n’a pour l’instant imaginé qu’une seule solution, faire nommer les juges de la Cour suprême par la majorité politique, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui[1] : sans un large appui de la population, le gouvernement aura du mal à mettre en œuvre une quelconque réforme de cette Cour trop gênante à son goût.


[1] A ce jour, les juges sont nommés par le président de l’État d’Israël sur recommandation d’une commission de nomination composée de juges à la Cour suprême, de membres du barreau et de personnalités publiques.

En attendant, les juges de cette Cour viennent de réussir un beau coup d’éclat. Ils ont en effet estimé qu’Aryeh Deri, numéro deux du gouvernement et dirigeant d’un parti ultraorthodoxe devait être démis de ses fonctions ministérielles. Il a été en effet condamné pour fraude fiscale (2021) et s’était engagé à se retirer de la vie politique de son pays. Sa présence à un poste ministériel a été considérée par les juges comme étant « en grave contradiction avec les principes fondamentaux de l’État de droit ».

La guerre est donc déclarée entre le gouvernement israélien et les juges de la Cour suprême, gardiens fragiles des équilibres constitutionnels du pays, des libertés et droits fondamentaux des citoyens, à défaut d’une Constitution bouclier protecteur et gage de stabilité des institutions du pays

Pour aller plus loin :

Otto Pfersmann, notamment avec cet article disponible sur Cairn

Suzie Navot & Rishon Lezion, avec leur « introduction à’histoire constitutionnelle d’Israël » site du Conseil constitutionnel

Inès Gil, journaliste, dont les reportages sur Israël et la Palestine sont à lire sur son site ici.  Ils donnent une idée claire de la fracturation de la société israélienne.

Anne Jussiaume, pour un article  issu de sa thèse.