Me contacter
06 89 71 64 24

Le réel ne suffit pas, Franck Mancuso nous parle du « Passeur »

Publié le 26 mai 2025 ...

#Polar #Roman

Franck Mancuso est revenu avec moi sur son livre, « Le Passeur ». Flic suicidaire, taxi fantôme, dieux mystérieux, Charon conduit... L'ancien policier, devenu gardien d'histoires, nous guide là où les dieux antiques murmurent aux vivants, dans un monde où mythologie et polar se rencontrent.

Franck Mancuso Express’

Ancien policier devenu scénariste et réalisateur, Franck Mancuso a mis son expérience de vingt ans dans les forces de l’ordre au service du cinéma et de la télévision. Co-scénariste de « 36 quai des Orfèvres », il a réalisé « Contre-enquête » et « R.I.F. », ainsi que plusieurs téléfilms dont la série « Lanester ». « Le Passeur » marque son entrée dans l’univers littéraire.

De la PJ au polar

ThB : La réalité derrière la fiction.


Votre expérience de plus de vingt ans à la police judiciaire me semble irriguer chaque page de « Le passeur ».

—> De là à imaginer une tension entre fidélité au réel et liberté de romancier, il n’y a qu’un pas. Est-ce que je me trompe ?

—> Est-ce que le roman vous permet de révéler sur la police ou sur l’humain, plus qu’au travers de vos expériences de scénariste et de réalisateur ?

FM : En fait, lorsque j’ai pensé à écrire un roman, mon idée était simplement d’écrire quelque chose d’original, quelque chose qui sortait des sentiers battus et pas un polar de plus car il y a suffisamment de bons auteurs dans ce genre.

Je suis donc allé chercher un sujet que j’avais déjà sous le coude pour le cinéma et qui, me semblait-il, répondait au but recherché. En mêlant le polar et la fantastique, je pouvais me faire plaisir tout en étant fidèle à ce qui caractérise pour moi un bon polar, à savoir avant tout la vraisemblance des situations et des comportements.

Gabriel Spaak, flic fracassé : miroir ou contrepoint ?

ThB : Gabriel Spaak, commandant à la brigade criminelle, est un homme brisé par la perte de sa famille.

Ce personnage, à la fois solitaire et obstiné, semble vous tenir à cœur.

—> Qu’est-ce qui vous attire dans ces figures de policiers au bord de la rupture ?

—> En quoi Gabriel vous ressemble-t-il et en quoi pourrait-il être votre opposé ?

FM : La présence de ce flic voulant mettre fin à ses jours à cet endroit et à cet instant était la condition nécessaire de la rencontre avec mon Taxi, et donc de la création du couple qui serait le moteur de mon histoire. Une fois ce tandem original mis en place, mon flic agit comme il l’a toujours fait en tant que flic, avec certainement quelque chose en plus, qui tient de l’interrogation, voire de la sidération.

Comme tout personnage de flic que je crée, il y a un peu de moi chez Spaak. Un peu. En fait, j’essaie toujours de me dire : « toi, quand tu étais flic, dans cette situation, tu aurais fait quoi ? ».

Paris : la nuit, la tempête

ThB : L’intrigue se déroule dans un Paris nocturne, pluvieux, presque fantomatique. Le dernier souvenir d’un auteur se plaisant à faire évoluer ses personnages dans la pluie, la nuit — dans une colère des cieux, il s’agissait de livres de Dolorès Redondo…

Elle nous parle d’êtres tourmentés et — d’une certaine manière de punition divine.

—> La pluie et la nuit, la tempête même, sont-elles des personnages nécessaires au cheminement de Gabriel ?

FM : Ce Paris pré-apocalyptique est la conséquence de l’ire divine provoquée par les forfaits de l’un des personnages du livre. Comme je mets un pied dans la mythologie grecque, ces manifestations sont l’œuvre de la colère du Dieu des Dieux. Et elles sont très semblables à ce qu’on imagine comme les prémices de l’apocalypse. Cela crée un Paris qui correspond à la situation et qui me plait bien.

ThB : Qu’est-ce que Paris vous permet d’exprimer sur l’âme humaine et sur notre société, dans sa version sombre et mystérieuse ?

Je n’exprime rien. Je raconte. Parfois avec le point de vue de l’ex-flic. Je laisse les lecteurs se faire leur avis sur les thèmes abordés. Quant à l’âme humaine, mes vingt ans de police m’ont définitivement fait passer l’envie de la sonder. Trop de boulot.

Deux halos jaunes dans la nuit, une image fondatrice ?

ThB : Dans les premières pages de votre roman, Gabriel, prêt à en finir, voit soudain deux halos jaunes percer la nuit.

Cette image, à la fois banale et mystérieuse, marque un basculement.

—> Comment vous est venue cette idée ?

—> Que symbolisent pour vous ces deux halos jaunes et ce surgissement inattendu ?

 

FM : Ce sont les phares du Taxi, mon Passeur. Sa présence à cet endroit, à ce moment, est expliqué…

A la fin du livre.

Le chauffeur de taxi, apparition ou manipulation ?

ThB : Ce mystérieux chauffeur de taxi, qui surgit littéralement de la nuit, trouble autant Gabriel que le lecteur.

Son nom même peut troubler…

—> Comment avez-vous pensé cette figure ?

—>Est-il un manipulateur, ou le révélateur de l’invisible qui rôde dans votre intrigue ?

FM : Ce Taxi est en fait mon personnage principal. Le flic n’est que le révélateur de quelque chose qui, pour lui, dépasse sa conception du monde qu’il la définit. Et le fait que mon Taxi se fasse appeler Charon n’est évidemment pas un hasard. C’est le nom du passeur des âmes dans la mythologie grecque. Et l’histoire est évidemment une histoire de manipulation.

Quand le polar flirte avec l’étrange

ThB : « Le passeur » commence comme une enquête classique, mais glisse peu à peu vers des zones d’ombre, d’ambiguïté et d’irrationnel.

—> Comment avez-vous travaillé cette frontière entre le rationnel et l’inexplicable ?

—> Aviez-vous envie de déstabiliser le lecteur ou de l’emmener « ailleurs » ?

FM : Pour une fois, je n’ai pas fictionné à partir d’un fait de police vécu ou d’une histoire fortement médiatisée, mais d’une pure idée, qu’on pourrait qualifier d’élucubration, après avoir constaté que le centre de Paris vu du ciel ressemblait étrangement à la cartographie des Enfers tels que se l’imaginaient les anciens Grecs.

J’ai donc fait rentrer le réel dans la fiction et non l’inverse.

Avec comme toile de fond une interrogation sur les notions de monothéisme et de polythéisme et de notre rapport au divin.

Créer une atmosphère de suspense : secrets de fabrication

ThB : Votre roman tient le lecteur en haleine du début à la fin, avec une tension qui ne se relâche jamais.

—>Quels sont, selon vous, les ingrédients essentiels pour installer un suspense efficace ?

—> Avez-vous des rituels ou des techniques hérités de votre expérience de scénariste pour construire cette tension ?

FM : Merci pour le compliment. Je prends.

C’est je crois, ce que recherche tout auteur. Que le lecteur ait envie de tourner les pages et pas de poser le bouquin au bout de la cinquième.

Sur le fond, écrire un livre ou un scenario est le même job. On a une histoire à raconter. Ensuite, une fois qu’on a son sujet et ses personnages pour le développer, on bosse tous les jours jusqu’à ce qu’on ait quelque chose qui tienne la route. Mon expérience du scenario et de la mise en scène a été un atout évident. Et la lecture s’en ressent car on m’a souvent dit que c’était écrit de manière très cinématographique. Ce que je prends aussi pour un compliment car c’est précisément ce que je voulais.

C’est sur la forme que ça change.

FM : Pour ce premier exercice littéraire, il a fallu que je procède à contrario de mes habitudes scénaristiques. Dans un scenario, on est à l’os, on vire tout le gras pour se concentrer sur le strict nécessaire. Des scènes, c’est du temps de tournage, donc de l’argent. Dans un livre, on doit non seulement le garder, ce gras, mais aller le chercher, car le lecteur n’a pas le support visuel qui fait le boulot pour lui. Il doit donc tout imaginer. Le plus facilement et le plus finement possible. Ca, c’est le boulot de l’auteur.

Quant aux ingrédients, je paraphraserais Gabin qui énumérait les trois conditions essentielles d’un bon film : une bonne histoire, une bonne histoire et une bonne histoire.

Si l’histoire est bonne, originale, que les personnages sont forts, et que le style de l’auteur n’arrache pas les yeux, ça devrait le faire.

Le deuil, la culpabilité et la rédemption

ThB : La douleur de Gabriel, incapable de se remettre de la mort de ses proches, est au cœur du livre.

—> Est-ce que le polar est « le » terrain par excellence pour explorer la souffrance intime ?

—> Est-ce simple de bien doser une telle douleur intime et l’attente d’action et de suspense du lecteur ?

FM : La situation psychologique de mon flic était la condition sine qua non à l’histoire. Le déroulé de sa vie, ancienne, présente et future, était conditionnée par le fait qu’il soit endeuillé et suicidaire. C’est parce qu’il veut s’en coller une sur les bords de Seine qu’il rencontre ce fameux Taxi surgit de nulle part.

Quant au polar c’est évidemment le genre par excellence pour traiter de toutes les souffrances, physiques ou psychologiques. Parce qu’il peut intervenir, par le biais de ses enquêtes, dans toutes les strates de la société, et parce qu’il a une fonction de rédempteur et de justicier, le flic est le héros auquel tout le monde peut s’identifier.

Un nom, un duo pour rien ?

ThB : On sent que Gabriel Spaak pourrait devenir un personnage récurrent. Lui et le passeur qui s’est attaché à ses pas, l’a sauvé, et n’a pas été forcément avare en explications.

—> Quand on donne un nom comme « Gabriel Spaak » à son personnage central, un nom qui me semble fait pour durer et se tailler une belle place dans le paysage du roman noir français, peut-on laisser mourir celui qui le porte ?

—> La manière dont vous rédigez les dernières pages de votre livre fait tout pour installer un nouveau suspense.

Avez-vous envie d’installer durablement le duo singulier que forment Spaak et Charon dans le paysage du polar français ?

FM : C’était mon but inavoué. En créant ce tandem original entre mon flic et mon Taxi et en les faisant évoluer dans un nouveau contexte extra-ordinaire, j’espérais que les lecteurs auraient envie de les retrouver.

Mais il fallait que le livre fonctionne.

C’est apparemment le cas et le tome II de mon Passeur est en cours d’écriture.


Merci à Franck Mancuso, d’abord pour ce livre étonnant et prenantLe Passeur –  et puis de ce temps  qu’il a accepté de m’accorder.

Merci à lui, également pour son autorisation d’utiliser la très belle photo que Melania Avanzato a prise de l’auteur du Passeur.


Les visuels, à l’exception de la photo de Franck et de la couverture du livre (Ed. Récamier) ont été créés avec le concours de différentes IA génératives.