Vincent Hugeux analyste, de l’hystérisation des débats jusqu’à l’Élysée (2/2)
Publié le 25 mars 2023 ...
TB : Vincent Hugeux, comme beaucoup d’entre nous, a vu changer notre société et monter une violence certaine dans n’importe quel débat.
VH : Il y a une quinzaine d’années, quand était publié un reportage sur un pays africain, on pouvait me reprocher d’être injuste, partial et excessivement caustique, toutes choses dont j’étais prêt à débattre.
Aujourd’hui, nous n’en sommes plus là, car concernant l’Afrique, la réaction sera de me dire « Toi le blanc, je ne te reconnais pas le droit de porter un jugement sur mon pays. Et puis, en plus d’être blanc, tu es Français [— circonstance aggravante —] donc tu es forcément un néocolonialiste plus ou moins honteux ».
C’est d’une stérilité absolue, mais c’est ce que nous vivons aujourd’hui et c’est ce que je nomme l’impasse essentialiste.
Dans cette hystérisation, il y a évidemment le rôle éminemment toxique des réseaux sociaux, lesquels sont des vecteurs non maîtrisés du simplisme et du conspirationnisme.
Ce phénomène d’hystérisation des débats me préoccupe beaucoup, car il obscurcit la plupart des sujets qui nous occupent.
Impasse conceptuelle
VH : J’ai expérimenté cette dérive dans bien des pays africains et lorsque l’on étudie la rhétorique officielle et médiatique utilisée par ces pays (Gabon, Cameroun, Centrafrique, Congo-Brazzaville etc.), on se heurte à une véritable impasse conceptuelle. D’ailleurs, nombre d’intellectuels africains sont au moins aussi navrés que moi. Tout cela nous amène, hélas, à un appauvrissement assez radical des débats qui me désole et me préoccupe. Qu’ils soient âpres et rugueux ne me gênent en rien mais il y a un seuil au-delà duquel je refuse de débattre, car c’est totalement inutile.
Pour illustrer cette inutilité, Vincent Hugeux a une théorie, celle des sables mouvants.
VH : Quand tu es pris sous un feu numérique, si tu ne bouges pas tu t’enfonces, si tu bouges et ripostes tu t’enfonces davantage.
En d’autres termes, la tentation et la tentative d’apporter des objections rationnelles, à des arguments outranciers, voire injurieux sont stériles.
Hystérisation
VH : Pendant quelques années, j’ai eu l’impression que, s’agissant de l’ancien ‘‘pré carré’’ français, nous étions dans une forme de dépit amoureux et que, dans le dépit amoureux, il y a toujours plus d’amour que de dépit, mais on a basculé dans autre chose. Aujourd’hui, nous sommes dans un climat tout autre, celui de l’hostilité systématique et fonctionnelle.
J’ai par exemple conservé des contacts avec d’anciens ministres maliens. Nous n’échangeons que par messagerie cryptée. En effet, ils adhèrent à l’analyse que je fais ici. Par contre si l’information fuitait dans un média local, ils seraient soupçonnés de haute trahison et instantanément vitrifiés. Quand je parle d’appauvrissement du débat, c’est aussi et même surtout à eux que je pense.
Au-delà de cette impasse, une autre est apparue que je souligne parfois quand je discute avec mes interlocuteurs africains : vous instruisez à bon droit le procès de la France coloniale et de ses pillages — très bien ! — mais comment pouvez-vous pactiser ensuite avec une société militaire privée russe s’accaparant les richesses locales : or ici, diamants là… Pour l’anecdote, j’en ai été témoin lors d’une enquête menée en 2018 pour L’Express de l’implantation de Wagner en Centrafrique…
Naufrage moral…
VH : Cette impasse est d’autant plus terrible que certains leaders d’opinion des pays du Sud avalisent la seule entreprise colonialiste[1] existant de nos jours, après avoir consacré une partie de leur vie et pris des risques à lutter contre le colonialisme et combattre l’impérialisme.
Il y a là une vraie impasse sécuritaire -les soudards de Wagner ne feront pas mieux que Barkhane face au fléau djihadiste et un naufrage moral. Pour moi, il y a quelque chose de vertigineux à placer le sort de son pays, sa sécurité entre les mains d’une coterie barbouzarde après avoir dénoncé les méfaits de mercenaires comme Bob Denard[2].
[1] … si nous laissons de côté la Chine avec Taiwan
[2] Bob Denard est un mercenaire français qui fut parti prenante de nombreux coups d’État en Afrique des années 69 jusqu’en 1995
TB : Mais, ne nous méprenons, pas. En effet, pour Vincent Hugeux, cela dit également beaucoup de la frustration des Africains.
VH : J’ai mesuré cette frustration au fil de mes reportages, notamment au Mali et au Burkina Faso durant toute la période Serval et Barkhane. Cette frustration naissait de l’incompréhension suscitée par l’incapacité de la 5ème armée du monde à éradiquer le fléau terroriste. Ils ne pouvaient comprendre et donc ne pouvaient accepter. J’ai constaté une sorte de sidération qui a constitué un terreau propice au conspirationnisme et au complotisme et, in fine, à la diffusion depuis quelques mois de ces vidéos délirantes, truffées d’accusations baroques visant la France.
J’ai eu l’occasion d’en discuter avec des militaires et l’une des erreurs commises par la France officielle et son armée est d’avoir tardé à mesurer l’impact ravageur de ces délires qui ont été traités par le mépris « C’est trop gros. Ça ne prendra pas … » Si, hélas, ça prend !
Calcul et opportunisme
VH : Aujourd’hui, on est à un moment où la parole contradictoire serait inaudible, une sorte de tsunami a balayé ces pays. Il nous faudra attendre avant d’être à nouveau audibles, car, à la frustration sincère face aux échecs de la lutte anti-djihadiste, s’ajoutent deux types de calculs. Il y a ceux d’autres puissances qui s’efforcent d’évincer la France pour prendre sa place. Et puis, il y a les calculs d’acteurs locaux qui en tirent une rente de situation formidable, payante électo
… Erreurs françaises
VH : Pour ne rien arranger, la France a aggravé son cas en commettant des erreurs tant stratégiques que dans le domaine de la symbolique, tellement importante en Afrique. J’en ai dix qui me viennent à l’esprit, mais je n’en prendrai qu’une, pour appuyer mes dires.
À l’été 2022, il a été envisagé de dégager une enveloppe de 15 millions d’euros pour maintenir avec la junte burkinabé une forme de coopération sécuritaire et épauler les forces locales. Pour formaliser l’accord, la France commet un geste qui sera perçu, sur place comme un affront. En effet, le gouvernement envoie une obscure secrétaire d’État à la francophonie, méconnue sur la scène internationale.
Des chefs d’État africains m’ont également parlé d’un autre phénomène que nous devrions prendre en compte. Emmanuel Macron est un homme politique qui, dans le rapport aux enjeux mémoriels, a fait avancer la vérité historique plus que tous ses prédécesseurs réunis. Dans le même temps, c’est quelqu’un qui prend des décisions incompréhensibles, décisions qui brouillent son message.
Par exemple, il va se précipiter à N’Djamena pour adouber le fils d’Idriss Deby[1] acteur d’une succession inconstitutionnelle, ou convoque les chefs d’État du Sahel à Pau pour les admonester en privé comme en public !
[1] Idriss Déby dirigeait le Tchad lorsque, à la tête des troupes, il est mortellement blessé dans une attaque menée contre des rebelles. Son fils sera nommé à la tête d’un Conseil militaire de transition.
Élysée en première ligne
VH : En France, les Conseillers Afrique (officiels et officieux) de l’Élysée ont toujours eu plus de poids que le Quai d’Orsay. Prenez l’affaire libyenne, Bernard-Henri Levy a beaucoup plus pesé sur les décisions prises qu’Alain Juppé, alors ministre des Affaires étrangères. Concernant Emmanuel Macron, il faut ajouter une dimension supplémentaire : son rapport ludique au pouvoir. Sa première candidature et l’élection qui a suivi ressemble à un coup de poker imaginé avec une bande de potes.
Ainsi, s’il s’est pleinement investi sur les enjeux russo-ukrainiens, j’ai l’impression qu’il y a chez lui un profond désintérêt sur le dossier sahélien. Peut-être cela s’explique-t-il par le fait que la France ne peut que s’adapter à des impulsions qui lui échappent. Nous sommes dans la réaction et pas dans la proaction. D’où les occasions manquées et cette quasi-désertion de la France en Afrique. Tout cela génère une série de décalages entre les promesses dont Macron était porteur et ce qu’il en est advenu… C’est désastreux.
Liberté et refus d’assignation
TB : La liberté n’est ni un vain mot ni un concept pour notre journaliste, globe-trotter. Cela vaut pour le choix de ses employeurs comme dans son traitement de l’information.
VH : À mes interlocuteurs, surtout aux plus acerbes, je tiens ce discours : sur le fait colonial et sa brutalité, que je serais le dernier à nier ou à sous-estimer, je ne me sens pas comptable des turpitudes commises durant des générations[1] et je me refuse d’être enfermé dans cette assignation identitaire. Je ne suis pas, par nature, porteur d’un fardeau qui n’est pas le mien.
J’ai la chance de ne pas éprouver cette soumission et d’avoir plutôt travaillé dans des médias où j’avais une très grande liberté d’initiative et de ton. Si j’ai choisi de quitter L’Express, c’est parce que je voyais cet espace de liberté se réduire, en termes de travail de terrain et au regard de glissements idéologiques dans lesquelles je ne me retrouvais pas.
[1] Voir notamment son livre « Tyrans d’Afrique ».
Pour ce qui est de ma liberté de ton, j’ai fait le choix de traiter avec le même ton ironique et distancié Sarkozy et Kadhafi, Macron et Bouteflika, hier, et Tebboune, aujourd’hui… C’est une ligne dont je ne me départirai pas parce que j’aurais l’impression de me trahir.
Par contre, si c’était une posture confortable il y a dix ou quinze ans, ça ne l’est plus aujourd’hui, mais j’essaie de tracer mon sillon dans ce terrain miné.
Couvrir sérieusement des enjeux graves san se prendre au sérieux : tel est le défi