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Entre histoire, économie et patrimoine, la fruitière à comté

Publié le 3 février 2021 ...

#Organisation

J’aime prendre l’exemple du Comté, né du génie des gens de montagne pour rendre intelligible la notion de qualité. Avec ce fromage, les « gens d’en haut » ont réussi à créer un système de production local, maîtrisé, adossé à un territoire et créateur de richesse.

Savez-vous que sous Louis XIV on notait déjà que les éleveurs de montagne qui se regroupaient pour produire des fromages connaissaient moins les crises — ou se relevaient plus vite — que les producteurs de céréales des plaines ?

Cela s’explique, sur certains territoires, par la nécessité de mettre en commun la matière première produite par chacun — ici, le lait —, pour fabriquer un produit fini qui se conservait mieux, pouvait se transporter plus loin et se vendait à de meilleurs prix.

Quand la montagne oblige à se regrouper

Pour le dire autrement, en zone de montagne, en ces temps reculés, il n’est pas simple pour un agriculteur de vivre de ses productions lorsque les surfaces dont il dispose sont limitées. Cela devient possible en agrégeant ses ressources à celles de ses voisins. On peut, dès lors, imaginer des solutions économiques permettant collectivement de créer de la richesse et de mieux absorber les crises, qu’elles soient économiques ou sanitaires.

C’est de cette nécessité faite aux hommes qu’est née au Moyen-Âge la fruitière à comté. Ce système de productif local permettant de valoriser la production de collectifs favorisera au fil du temps l’émergence de cahier des charges « pour faire de la qualité ». Passons quelques siècles et ce cahier des charges deviendra signe de qualité avec, notamment les AOC, les AOP. Je vous avouerai que j’aime voir en eux les fondements de certaines normes comme l’ISO 9001.

La fruitière est l’exemple parfait de ces organisations où des producteurs se regroupent pour faire mieux, aller plus loin, et ce évidemment en créant de la richesse, mais revenons un peu en arrière…

Se regrouper, certes, mais pour innover

Nous sommes au sortir du Moyen-Âge. Dans les paroisses, on se réunit pour, chaque année, créer « la » fruitière. Celle-ci va vivre jusqu’aux premières chutes de neige, le temps de fabriquer des fromages qu’elle vendra. Les agriculteurs de la paroisse ont prêté leur lait à la fruitière, ils seront payés en retour en fonction du volume de lait apporté.

A cette époque, le personnel de la fruitière à comté se limite souvent à une personne, le fromager. Employé par le collectif, il est pourtant un homme important, à la fois producteur, témoin des apports de chacun, mais aussi régulateur.

L’innovation nait dans les relations sociales, puisque le lait est apporté deux fois par jour à la fruitière. Imaginez, ces paysans qui travaillent la plupart du temps seuls, vont -du fait de la fruitière- se retrouver deux fois par jour, échanger, parler qualité, vente, prix, concurrence de la paroisse voisine… L’innovation est en route.

Cette innovation est aussi entrepreneuriale, pour ne pas dire financière et sanitaire. On passe, en effet, d’individus qui, avec quelques vaches vont chercher à vendre leur lait, quitte à le ‘‘brader’’ pour éviter qu’il ne se perde, à des collectifs qui vont fabriquer un fromage qui aura une plus grande durée de conservation, se vendra plus cher que la simple addition de quantités de lait et se transportera plus loin !

Du débat au cahier des charges

La fruitière, c’est aussi le lieu où se retrouvent les paysans. Aujourd’hui, on parle de faire nation. Dans ces temps anciens, il s’agissait de « faire fruitière », de faire fructifier l’apport de chacun, et ce au profit de la communauté qui vivait sur ces terres de montagne, chiches en ressources…

Avec la fruitière, on se regroupe pour se protéger des aléas du temps et de la société et, progressivement, on va passer de la fruitière ‘‘temporaire, annuelle’’, à la fruitière qui s’installe pour durer et investit.

Le modèle s’exporte, comme ses productions et les enjeux obligent progressivement à formaliser et réguler le fonctionnement de ces systèmes productifs locaux, des systèmes productifs qui vont aussi utiliser leur ancrage territorial comme atout, comme élément différenciant. Ce génie des gens de montagne a permis à certaines fruitières de s’adapter au monde actuel et je pense que dans cette capacité à s’adapter à leur environnement on peut trouver les fondements des ‘‘premiers’’ signes de qualité que furent les AOC.

Des signes, non pas de repli, mais créatifs et dynamiques

Ce voyage dans l’histoire des fruitières, avec mes étudiants, me permet de mettre en lumière une erreur qui voit dans ces systèmes productifs locaux, des manifestations de protectionnisme local et même de repli sur soi.

C’est plutôt l’aventure de groupes de professionnels qui se sont d’abord réunis pour créer une richesse locale, avant de la protéger de mauvaises copies ; une aventure qui, en plus, démontre qu’en étant exigeant avec soi-même, on peut être reconnu partout.

Quelque part, cela me fait penser à ces petites entreprises italiennes qui, plutôt que de se faire concurrence en oubliant le reste du monde, ont su se regrouper pour, justement, conquérir le monde, depuis leurs vallées de montagne, mais c’est une autre histoire, celle des districts industriels.