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Vincent Hugeux, journaliste indépendant et vulgarisateur hors pair (1/2)

Publié le 19 mars 2023 ...

#Comprendre #Monde

Si vous voulez comprendre notre monde et regardez Arte, LCI ou France 5, vous avez certainement croisé Vincent Hugeux. Son expérience doublée d'une très grande capacité à se mettre à notre portée en font un compagnon de route précieux. Ajoutez à cela un goût pour des formules "choc" et ce compagnonnage devient drôle et captivant.

Un journaliste qui prend la lumière

TB : Les habitués de CPolitique, de 28 minutes (Arte), ou de LCI, apprécient ce journaliste amoureux de la belle formule et admirable vulgarisateur. Écoutons-le dans sa rencontre avec LCI et dans ses analyses.

VH :Cette rencontre est un peu accident de l’histoire pour moi puisque je suis plutôt un homme de l’écrit et du format long. J’ai travaillé pour la presse écrite, durant près de 40 ans, au Monde, à la Croix et à l’Express.

Pour autant, j’ai toujours pratiqué la radio et la télévision, mais en tant qu’invité, intervenant ponctuellement sur des plateaux comme « C dans l’air » (France 5) ou 28 minutes (Arte). Je n’ai donc pas d’aversion pour l’outil, ce qui peut être le cas de certains journalistes de presse écrite, qui ont le fond de jeu, mais peuvent éprouver une certaine réticence vis-à-vis de l’instrument audiovisuel.

Lorsque LCI lui propose de densifier sa présence, il accepte pour au moins deux raisons :

En premier lieu, la ligne éditoriale de cette chaine me convenait puisque ses plateaux sont très loin de l’ADN d’autres chaines d’information continue, à la recherche quasi pavlovienne de la controverse gratuite. On est dans une démarche claire de décryptage, d’éclairage et d’approfondissement des problématiques abordées. Ce n’est pas simple, car ça prend du temps.

C’est en plus contre-intuitif par rapport à l’image que l’on a d’une chaine d’information continue. Et puis, on n’y recherche pas l’émotion, en réunissant trois « grandes gueules » qui ont des idées sur tout, mais surtout des idées comme disait Coluche.

                     En second lieu, dans un tel cadre, je pensais pouvoir apporter quelque chose puisque, outre mon tropisme africain et alors que la Russie avait envahi l’Ukraine, j’ai couvert la plupart des guerres postsoviétiques.

À titre personnel, cette exposition médiatique conduit à des échanges spontanés, dans la rue ou le métro. Des personnes viennent me voir pour me dire qu’ils se retrouvent dans le choix éditorial de LCI, lequel n’est pas des moins courageux et qu’ils en sont devenus des spectateurs fidèles.

À la source de ses engagements, des fondamentaux et son expérience

VH : Fondamentalement, j’appartiens à la tribu des universalistes avec — au plan familial — une culture catholique inscrite davantage dans la tradition du catholicisme social. Je ne me reconnais par exemple pas du tout dans la droite villiériste qui se prétend pourtant porteuse des valeurs chrétiennes.

À la lumière de mes reportages — de la Mitidja des années de plomb1 à l’Afghanistan en passant par le Rwanda en 1994, la Somalie2 ou le Soudan3, la Syrie et l’Irak — je suis aujourd’hui profondément convaincu qu’il existe dans notre ‘‘humanité souffrante’’ un tronc commun d’espérance universaliste, quelle que soit la religion ou la communauté à laquelle on appartient.


1 : La Mitidja est une plaine agricole d’Algérie où se sont affrontés islamistes et forces de l’ordre au cours des années 1990. Par aller plus loin, voir ici 

 2 : Un des articles de V. Hugeux sur la Somalie ici

3: Soudan : Allez plus loin avec cette vidéo où Vincent Hugeux intervient sur l’Afrique centrale et notamment sur le Soudan (ici)

Clarté de la pensée et précision du verbe donc

Protégé du cynisme

VH : Ces expériences et ces rencontres font que je n’ai pas développé cette forme de cynisme défensif que l’on trouve parfois chez les grands reporters. Au contraire, elles éclairent mes engagements, même si je me vois plutôt comme un témoin que comme un acteur.

TB : Pour illustrer ce propos, voici une anecdote qui, à mon sens, décrit précisément, à la fois la vision que Vincent Hugeux a de son métier, sa ‘‘pensée claire’’ et sa parole précise, comme le trait d’un scalpel.

VH : Un de mes fils ainés, peut-être pour me provoquer, me dit un jour : « Pourquoi vas-tu risquer ta vie sur des théâtres lointains ? Est-ce que tu crois que tu vas changer le monde comme ça ? » Ma réponse fut la suivante : non, et ça tombe bien, car je n’ai pas cette prétention. Plutôt que de vouloir changer le monde, je m’efforce de le raconter tel qu’il est. Ça suffit à mon bonheur et à mes journées.

TB : Un métier est dangereux ? Il l’est en Afrique, en Asie… mais également en Europe4 et en France.

VH : Si je devais recruter un ou une jeune journaliste pour couvrir une situation de tension extrême, je ne choisirais pas celle ou celui qui me dirait ne pas connaître la peur. Je sais, pour avoir appris à maîtriser la mienne, qu’on ne peut l’anéantir, et cela m’a sauvé la mise plus d’une fois. Ensuite, je ne retiendrais pas non plus le candidat me jurant que « le journalisme, c’est toute ma vie ». Je pense en effet qu’on ne raconte bien le monde tel qu’il est que lorsque l’on a autant envie de revenir que de partir, quand on a une vie personnelle équilibrée. Faute de quoi, on devient le jouet de ses engouements et de ses aversions…  Au risque de finir par raconter sa propre histoire, mais on n’est pas payé pour ça.

En France, aujourd’hui, l’hostilité militante contre le journalisme que l’on dit inféodé au pouvoir peut être dangereuse pour les journalistes. Cela nous a d’ailleurs conduits à modifier nos cours à Sciences Po ou à l’École de journalisme de Lille où j’interviens également.


 4 : Vincent Hugeux a régulièrement écrit sur la guerre civile yougoslave (1991-2000). Voir ici et 

TB : Raconter le monde nécessite de trouver les mots et la formule qui fera comprendre au lecteur ce que l’on a vu et entendu.

VH : Je dis souvent à mes étudiants que la vulgarisation est le contraire de la vulgarité. En d’autres termes, notre métier de journaliste nous impose de toujours rechercher — et de trouver — le point d’équilibre entre l’exigence dont nous devons faire preuve pour rendre compte des réalités que nous avons sous les yeux et la nécessité d’une certaine accessibilité pour être compris de nos lecteurs.

Il faut être compréhensible, mais en faisant le pari de l’exigence des lecteurs et auditeurs et non pas du primat de l’instinct sur l’esprit. C’est ce qui explique que je ne travaillerais jamais pour C News.

Loin des plateaux TV

TB : Chaque année, le Prix Bayeux rend hommage aux journalistes qui exercent leur métier — on parle de correspondants de guerre — « dans des conditions périlleuses pour permettre d’accéder à une information libre ». Vincent Hugeux a reçu ce prix en 2005, dans la catégorie Presse écrite, pour un article titré « Ouganda, l’enfance massacrée5 ». Une anecdote qu’il m’a racontée permet de le situer par rapport à cette guerre qui fascine au-delà même du journalisme.

VH : J’ai reçu le Prix Bayeux en 2005. À cette occasion, un des membres du jury m’a confié que cela « faisait plusieurs années qu’on pensait à toi, mais certains estimaient qu’il n’y avait pas assez de ‘‘boom-boom’’ dans tes papiers ». Un tel propos renvoie à la façon de raconter la guerre. Il est vrai que mon approche de la guerre n’est pas spectaculaire. J’étais donc d’autant plus heureux de recevoir ce prix.


5 : L’article « Ouganda, une enface massacrée est à lire ici.

Raconter les creux de la guerre…

VH : Personnellement, je suis en phase avec Jean Hatzfeld6 pour ce que l’on appelle les creux de la guerre. 

Ce qui m’intéresse, c’est de raconter ces creux. Ainsi, il me semble plus intéressant de passer du temps avec des babouchkas russes dans une cave de Grozny pendant les bombardements intensifs qui ont détruit cette ville, plutôt que d’aller au plus près de la ligne de front.


 6 : TB  Ce livre de Jean Hatzfeld, « Une saison des machettes », est construit autour d’un assemblage de récits de tueurs Hutus lors du génocide des Tutsis au Rwanda. Il fut pour moi une révélation de ce que peut être le travail de journaliste. On y trouve cette notion d’effacement du journaliste, ainsi qu’un génial travail dans les creux de l’histoire, deux notions chères à Vincent Hugeux.

… et ne pas l’aimer

VH : Quand j’ai prononcé quelques mots de remerciement à Bayeux, j’ai expliqué que je ne me considérais pas comme un reporter de guerre, mais comme un journaliste qui va dans la guerre. Cela renvoie à une phrase de Malraux dans « Les noyers de l’Altenburg ». Il écrit, à propos de son expérience de la guerre d’Espagne « Il faut faire la guerre sans l’aimer ». Je suis convaincu qu’on ne la raconte bien que si on n’éprouve aucune fascination pour le personnage qui doit son emprise sur le réel à la kalach’ qu’il a sur le torse et non pas à son intelligence, à son courage.

Je pense qu’il faut autant de bravoure aujourd’hui pour boucler une enquête sur le crack en banlieue que sur un théâtre d’opérations militaires. C’est un truc que j’essaie de faire passer à mes étudiants. C’est important parce que j’ai vu des confrères et des consœurs glisser vers une forme de dépendance toxicomaniaque à la guerre.

Vincent Hugeux

TB : Au croisement de cette dépendance et des théâtres d’opérations, nous avons évoqué le cas d’un journaliste, au centre du livre « Sympathie pour le diable », livre dont un film a été tiré. Nous l’avons fait parce qu’il m’a semblé correspondre à ces journalistes devenus dépendants à la guerre.

VH : Je suis allé 16 ou 17 fois à Sarajevo pendant le siège de la ville. Je l’ai donc côtoyé. Il avait tendance à trôner comme arbitre des élégances journalistiques, en classant ses confrères dans la catégorie des “Mickeys” -entendez les amateurs de passage- soit dans celle des ‘pros’’‘ fréquentables, dignes de mon estime. Il avait cédé à une esthétique du risque maximal. Il y avait chez ce journaliste une abolition totale du discernement critique. 

Pour moi, cela ne contribue pas à une bonne compréhension des événements et des forces en présence. En disant cela, je ne plaide pas du tout pour la neutralité du journalisme, ce qui me fait penser à un délégué du CICR  en Afghanistan qui disait « Je ne suis jamais neutre, je suis toujours du côté des victimes ».

Un art de l’effacement

VH : Il y a, par exemple, quelque chose de puéril, à flirter en permanence avec l’extrême ». À ce moment-là, le fait-on pour ses lecteurs ou pour soi-même ? Si on coche la deuxième case, il a quelque chose qui ne colle pas… Une telle attitude produit de belles autobiographies, mais pas du bon journalisme. Pour le dire autrement, je pense profondément que le journalisme doit être une ascèse et le reportage un art de l’effacement.